CHAPITRE V

Rael perché sur son avant-bras, Hart entra calmement dans la salle d'apparat du palais de Lestra. Tous les visages se tournèrent vers lui. Les conversations moururent quand les nobles solindiens et les Homanans qui les gouvernaient le reconnurent.

Le chambellan monta sur l'estrade et annonça solennellement le prince de Solinde. Hart n'aimait pas beaucoup les cérémonies, mais ses années à Homana-Mujhar n'avaient pas été entièrement perdues : elles lui avaient appris qu'un roi, ou un futur roi, devait se comporter avec un certain panache. Les Solindiens l'attendraient de lui.

Maintenant ? demanda Rael.

Oui. Ça fera plus d'effet.

Rael quitta le bras de Hart et vola vers le fauteuil à haut dossier qui se trouvait sur l'estrade. Des femmes crièrent à son passage ; des hommes mirent la main à leur dagues. Rael s'installa sur le dossier du trône, les ailes repliées. Puis il observa la salle.

Hart monta les marches de l'estrade jusqu'au trône, très conscient des murmures interrogateurs. Il perçut l'hostilité voilée des Solindiens, et la fierté tranquille des Homanans ; ils n'avaient aucun scrupule à utiliser la réputation des Cheysulis pour remettre les Solindiens à leur place.

Hart essaya de se calmer. Il n'avait jamais fait face à une telle foule. A Homana, il n'était que le deuxième fils, celui qui partirait vers des terres étrangères. Prince du fait de sa naissance, mais aisément oublié dans les cérémonies officielles. Ici, il ne pouvait pas se faire oublier, même s'il en avait le désir.

— Je suis Hart d'Homana, dit-il à voix basse, une technique qu'il avait apprise de son père, car il était plus facile de se faire écouter en parlant ainsi qu'en hurlant.

« J'ai été envoyé pour apprendre à connaître le pays que je gouvernerai un jour, un royaume qui est le vassal d'Homana. Je souhaite que Solinde vive en paix ; que les hostilités du passé soient oubliées ; que les ambitions des Ihlinis soient dévoilées à tous, afin qu'il n'y ait aucune discorde dans un pays qui mérite beaucoup mieux.

Comme il s'y était attendu, cela fit monter des murmures choqués dans les rangs des Solindiens ; les Homanans se contentèrent de le regarder avec curiosité.

— Je n'ai pas l'intention de bannir les Ihlinis de ce qu'ils considèrent comme leur terre natale. Tous ne servent pas Asar-Suti. Mais je suis décidé à mettre un terme à leur hostilité, et à faire en sorte que Solinde reste solindienne, et non une servante des Ihlinis.

« Mais assez de politique ; nous sommes ici pour nous réjouir. Que les danses commencent !

Tarron se fraya un chemin jusqu'à l'estrade.

— Mon seigneur, il aurait peut-être été préférable de revêtir des habits solindiens, et de laisser votre faucon dans vos appartements...

— Je ne suis pas mon jehan, dit Hart, mais je reste avant tout un Cheysuli. Je m'habillerai en Cheysuli si bon me semble ; j'emmènerai Rael avec moi quand je le déciderai. Je ferai exactement ce que je voudrai dès qu'il s'agira de mes habitudes personnelles. Les Solindiens apprendront à m'accepter tel que je suis. Vous aussi.

— Vous portez tant d'or; mon seigneur, dit Tarron, l'air dégoûté. Les gens penseront que vous êtes un barbare.

— Mais un barbare riche ! lança Hart avec un sourire de prédateur.

Il n'était pas étonné que Tarron n'aime pas son accoutrement. A côté des vêtements noirs à la coupe austère du régent, les cuirs cheysulis de Hart, tout aussi noirs, étaient rehaussés de nombreux bracelets, d'une ceinture ornée de pierreries, d'un torque et d'un fourreau, le tout en or massif.

— Pour combien de temps ? Vous perdrez bientôt votre or dans quelque jeu... Si vous permettez, je vais me retirer.

— Non, dit Hart. Il est temps que vous me présentiez les nobles solindiens. Commencez par ceux qui veulent épouser la dame Ilsa.

— Tous, mon seigneur ?

— Ceux qui ont les meilleures chances, à votre avis.

— Oui, mon seigneur, dit Tarron, le visage fermé.

Au cours des deux heures qui suivirent, Hart rencontra une foule d'hommes qui le saluèrent en un homanan exécrable et lui souhaitèrent poliment la bienvenue, alors que leur regard démentait leurs paroles.

Il se rendit compte qu'il ne pouvait leur répondre qu'en homanan, car il ne connaissait que quelques mots de solindien.

Jehan et Brennan m'ont toujours dit de faire plus attention lors des cours de langues... Ils savaient qu'un jour, mon ignorance me jouerait des tours...

— Mon seigneur, dit Tarron, je vous présente Dar de Haute Roche, descendant d'une des plus anciennes lignées de Solinde.

Hart leva les yeux et rencontra le regard marron de Dar, dont le visage affichait la politesse minimale requise par son rang.

— Dar de Haute Roche... Votre lignée remonte à quand ?

— Elle est aussi ancienne que celle de la dame Ilsa, mon seigneur. Ma famille sert la sienne depuis plus de sept siècles.

— En tout ce temps, aucun des vôtres ne s'est jamais marié avec un membre de la maison royale ? dit Hart avec un étonnement feint.

— L'histoire change du jour au lendemain, mon seigneur, répondit Dar, qui avait frémi de la pique. N'est-il pas vrai que les Cheysulis ont gouverné Homana pendant des milliers d'années, avant de céder le trône aux Homanans ? Et que maintenant, vous l'avez repris ?

— Selon les désirs des dieux, dit Hart. N'avez-vous pas entendu parler de notre Prophétie ? Je suppose que les Ihlinis ont fait en sorte de vous renseigner, même s'ils ne vous ont pas dit toute la vérité. Aucun homme ne peut connaître la raison de tout ce que font les dieux.

— Le tahlmorra, marmonna Dar. J'ai entendu parler du fatalisme qui gouverne votre race. Et je sais de quelle façon aveugle vous servez cette fameuse Prophétie...

— Mon seigneur de Haute Roche..., commença Tarron.

— Vous pouvez nous laisser, Tarron, dit Hart. Vous devez avoir d'autres devoirs, n'est-ce pas ?

Tarron s'inclina et partit, visiblement soulagé.

— Il y a un but à chaque chose, reprit Hart. Même remettre le trône solindien à un Cheysuli a un sens.

Une voix de femme interrompit le prince.

— Quel était l'intérêt de risquer mon cheval dans un jeu de hasard ? Et le Troisième Sceau, mon seigneur ? Pourquoi l'avoir perdu ?

— Le cheval m'appartenait, ma dame ; vous me l'aviez offert. Quant au sceau, ma foi, si j'avais su qu'il était l'argument qui vous déciderait au mariage, je n'aurais jamais mis en jeu un objet d'une si grande valeur.

— L'argument qui...? fit-elle, réellement surprise.

Dar intervint.

— Ma dame, il ne cherche qu'à détourner la conversation de la façon dont il a parié votre cheval, le jour même où vous le lui avez offert...

Hart regarda Ilsa.

— Posez-lui la question. Il vous dira qu'il considère le sceau comme un moyen de s'assurer que vous deviendrez sa cheysula.

— Sa quoi ?

— Sa femme. Avez-vous l'intention de l'épouser ?

Dar posa la main sur le bras d'Ilsa.

— Cela ne vous regarde pas, métamorphe, dit-il.

Ilsa se dégagea aisément.

— Mais cela me regarde ! Est-ce vrai, Dar ? Avez-vous cru que je vous épouserais parce que vous détenez le Sceau, qui m'appartient de droit ?

— Je pense que vous épouserez l'homme capable de faire le plus pour Solinde. Un Solindien loyal, dévoué et fort, qui unira les factions ennemies...

— Qui reprendra Solinde à Homana ? intervint Hart. Vous oubliez que les Cheysulis ont besoin de ce pays ; en tout cas, de l'apport de ses lignées à la leur.

— Avez-vous besoin de moi ? Je suis la dernière de la lignée de Bellam, la plus ancienne Maison de Solinde... Comment pourriez-vous me négliger ?

— Comment le pourrais-je ? dit Hart en souriant. Ce ne sera pas facile, dame Ilsa. Pas plus facile que pour Dar.

Elle les regarda, puis éclata de rire.

— Pensez-vous que j'épouserai un de vous deux ? Certes pas ! Je ne veux pas d'un homme pour qui le jeu a plus d'importance que le bien de Solinde.

— Dans ce cas, je m'arrêterai, dit Dar. Tout de suite. Je ne consacrerai plus mon temps et mon argent à des jeux de hasard.

Ilsa se tourna vers Hart.

— Et vous, mon seigneur, me ferez-vous la même promesse ?

Sans hésiter, le prince secoua la tête.

— Non, ma dame. N'y comptez pas.

— Vous êtes déplaisant, mais honnête, dit-elle. ( Elle se tourna vers Dar. ) Il me faudra un homme tel que vous l'avez décrit, mais je le choisirai moi-même. Je trouve honteux que Solinde exige un homme pour régner, alors qu'une femme pourrait faire aussi bien, et que je mérite le trône. ( Elle tendit la main. ) Donnez-moi la bague, Dar. Vous savez qu'elle m'appartient.

Il écarta les doigts pour montrer qu'il ne portait aucune bague.

— Hélas, je l'ai laissée chez moi.

— Dar...

— Ilsa, nous sommes de vieux amis, et de vieux adversaires au jeu qui se joue entre les hommes et les femmes. Je vais vous répondre honnêtement. Mais vous n'allez pas aimer cette vérité. Le Troisième Sceau m'appartient. Je l'ai enlevé à un homme qui n'avait aucune idée de sa valeur. Il a tout perdu, y compris sa seule chance d'épouser la femme dont il a besoin pour s'assurer un royaume. J'ai gagné. Et je garde ce que j'ai gagné. Peu importe que d'autres le veuillent aussi... A moins qu'ils ne soient décidés à payer le prix.

Elle se redressa, digne et fière.

— Je suis Ilsa de Solinde. Je peux régner sans le sceau.

— Mais pas sans un consort. Les seigneurs de Solinde demanderont un héritier pour assurer la succession aussi rapidement que possible. Il me semble que vous avez autant besoin de moi que moi de vous.

— Mais je peux choisir un autre homme, lui rappela-t-elle doucement. Où serez-vous à ce moment ?

— En dehors du coup, dit Hart.

Dar secoua la tête.

— Elle fera ce qui est nécessaire. Ilsa a de la fierté, de l'intégrité, de l'honneur, et un sens du devoir incroyable. Elle prendra seule sa décision.

— Exactement, dit la jeune femme d'un ton piquant. Laissez-moi donc tranquille pour y réfléchir !

Dar s'inclina.

— Oui, ma dame, tout de suite.

Le Solindien s'éloigna.

— Vous avez une langue bien directe, ma dame.

— Avec lui, c'est nécessaire.

Ilsa prit la coupe de vin de Hart et but ce qui restait, les yeux brillants.

— Dar me met toujours en colère.

Hart la guida à travers la foule, l'emmenant vers un coin tranquille.

— Etes-vous ennemis, ou couchez-vous ensemble ?

— Nous ne couchons pas ensemble. Mais nous ne sommes pas ennemis non plus.

Elle soupira et s'assit sur le banc rembourré qui courait le long du mur.

— Depuis que nous sommes enfants, reprit-elle, on parle d'unir nos Maisons. On pensait que Dar pouvait fournir à Solinde le chef dont elle a besoin. Vous n'ignorez pas, bien entendu, que nous préférons nous gouverner nous-mêmes. Nous ne voulons pas de suzerain étranger.

— Je sais. Et s'il n'y avait pas la Prophétie, je n'hésiterais pas à vous accorder l'indépendance le jour où je serais en position de le faire. Mais je ne peux pas, je suis un Cheysuli obéissant. Je sers la Prophétie.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. Si elle ne vous plaît pas, tournez-lui le dos.

— Parce que j'aspire à l'Autre Monde. Vous pensez que cela me va mal, n'est-ce pas ? Un homme qui perd au jeu le Troisième Sceau de Solinde ne peut pas sérieusement se préoccuper de ce qui se passe après la mort. Et pourtant, si. Tous les Cheysulis s'en soucient. Les dieux nous ont donné une place en ce monde, et ils nous en promettent une encore meilleure dans le prochain. ( Il fit un sourire désabusé. ) Il nous suffit d'être des enfants fidèles.

— Fidèles à une chimère inventée il y a bien trop longtemps, dit Ilsa en souriant. Ainsi, vous servez votre Prophétie dans l'espoir d'être récompensés après la mort. Cela me semble futile, et un peu enfantin.

— Je ne suis pas un enfant.

Ilsa le dévisagea un moment.

— Non. Je n'en ai pas l'impression.

Hart regarda l'assemblée des danseurs, puis les nobles qui parlaient politique par petits groupes.

— Nous sommes une race ancienne, dit-il. Cheysuli signifie « enfant des dieux ». Les Homanans ont essayé de se débarrasser de nous ; les Ihlinis nous ont pourchassés. Mais nous avons survécu. Grâce aux dieux, à la vie après la mort, et surtout grâce à la Prophétie. Sans tout cela, nous n'existerions plus.

— Comment un homme si dévoué à la Prophétie peut-il risquer sa vie dans un jeu de hasard ?

Hart lâcha un petit rire.

— Parce que je ne peux pas m'en empêcher.

— Arrêtez-vous, c'est tout. Si vous vous vantez de la discipline cheysulie...

— Je ne me vante de rien. Ma dame, ce sont là des choses privées. Dansons plutôt, dit-il en se levant et en lui tendant la main.

— Je préfère m'en abstenir, dit Ilsa, hautaine. Dar a raison. Je ferai ce qui est le mieux pour le royaume, quels que soient mes sentiments.

Hart la regarda partir, stupéfait. Il n'était pas souvent rejeté par les femmes. Il se demanda si elle était allée auprès de Dar. Mais il vit le Solindien approcher, deux coupes à la main.

— Je n'ai pas empoisonné le vin, je vous le jure. Sinon, cela me priverait de mon pari.

— Je ne doute pas qu'il soit contre moi.

— Disons qu'il vous concerne. Voulez-vous boire à la santé d'Ilsa et de sa langue bien pendue ?

Hart sourit.

— Ne voulez-vous pas savoir ce que j'ai parié ? Ne dites pas non, je vous traiterais de menteur ! Nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi, même si vous êtes cheysuli et moi solindien. Je suis un homme réaliste ; vous êtes là, et, sauf en vous faisant assassiner, il n'y a pas grand-chose à tenter contre vous.

— Vous pourriez essayer, grogna Hart.

— Non. Je pense que cela provoquerait plus de problèmes que ça n'en résoudrait. Pas de meurtre. Un pari ferait peut-être aussi bien l'affaire.

— Quel pari ? soupira Hart.

— Quelque chose qui vaudrait la peine. Je propose que nous parions sur la dame, et sur nous.

— Dar...

— Vous pouvez nier, mais j'ai vu votre expression quand vous la regardiez. Vous la désirez ; je la désire aussi. Tous les hommes de Solinde la désirent ! Mais nous ne sommes qu'une demi-douzaine à avoir une chance, et un seul d'entre nous gagnera la main de la belle.

— Vous, dit Hart.

— Je suis prêt à parier là-dessus.

Il est aussi mordu que moi...

— Expliquez-moi ce qu'est ce pari.

— Bien que la dame Ilsa prétende qu'elle épousera qui elle voudra, quand elle voudra, elle n'a pas beaucoup de temps devant elle. Les seigneurs la pressent de prendre une décision. Si elle épouse un Solindien de mon rang, elle unira les factions qui s'affrontent dans le royaume. D'après les lois solindiennes, elle ne peut pas être reine, car le souverain doit être mâle. Son époux n'aura pas le titre de roi, mais celui de consort d' Ilsa. En revanche, leur fils deviendra roi à sa majorité. En attendant, son père sera régent.

— Et si elle m'épouse ?

— Vous vous proclameriez roi, je suppose. Comme Solinde est vassale d'Homana, il semble probable que le titre ne vous serait pas contesté. Vos ancêtres nous ont vaincus à plusieurs reprises. Je doute qu'il y ait une rébellion.

— Ce n'est pas un pari valable, Dar. Ilsa ne permettrait jamais à un Homanan de gouverner Solinde.

— Croyez-vous ? Certains d'entre nous préfèrent la paix, et ils sont prêts à sacrifier notre indépendance. Ils savent être très persuasifs. Et Ilsa est protégée par ceux qui désirent la paix.

Hart étudia le visage de Dar ; il savait que l'homme voulait Ilsa et le pouvoir. Mais il prenait autant de plaisir à parier que lui. Ce n'était pas peu, car il ne pouvait pas vivre sans jouer. Mais Hart se demandait jusqu'où Dar serait prêt à aller.

— Quels enjeux proposez-vous ?

— Le plus élevé. Je parie ma vie. Si Ilsa vous choisit, je renonce à la vie et je vous rends le Troisième Sceau de Solinde.

— Je ne veux pas de votre vie.

— Si vous refusez de la prendre, mon seigneur, soyez assuré que je ferai tout mon possible pour vous éjecter du trône de Solinde.

Hart soupira.

— Bon, bon. Et si vous gagnez ?

— Vous rentrez chez vous, à Homana.

— Chez moi ?

— Oui. Vivant et intact. Comme vous êtes arrivé. Mais vous abandonnerez vos prétentions sur Solinde.

— Et si elle ne choisit aucun de nous deux ?

— Nous trouverons un autre jeu.

Hart se mordit la lèvre inférieure, tenté au-delà du possible par le défi que lui lançait Dar.

Si je perds Solinde, mon jehan me reniera...

Mais l'amour du jeu prit le dessus. Il serra le poignet de Dar : pari conclu.